Dans les organisations, on célèbre souvent la fin d’un projet avec un ruban coupé, un communiqué et une impression de “mission accomplie”. Mais pour Mamadou, docteur en sciences de gestion et spécialiste du temps dans les organisations, la vraie réussite commence après la livraison. Il nous explique pourquoi la transition entre le projet et l’opérationnel est une étape critique — trop souvent négligée.
« La vraie réussite d’un projet, c’est la transition vers l’opérationnel »
Dans le cadre de votre doctorat, vous avez travaillé cinq ans sur la gestion du temps et des projets dans les organisations. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la “transition” entre projet et opérationnel ?
Quand on parle de projet, on pense souvent à sa réussite technique : respecter le budget, les délais, livrer un produit conforme. Mais un point est souvent négligé — et pourtant coûteux : la transition entre la fin du projet et le début des opérations. C’est cette phase charnière, entre le temporaire et le permanent, qui détermine en réalité la valeur durable d’un projet.
Pourquoi la “transition” est-elle si importante dans un projet ?
Parce qu’un projet n’est pas une fin en soi. Il y a une rupture entre deux mondes : le monde du projet, temporaire, avec son début, sa fin, son équipe, son urgence… et le monde de l’opérationnel, permanent, qui doit faire tourner ce qu’on a construit, tous les jours, sans interruption.
Quand cette transition est mal gérée, l’organisation paie le prix fort : retards, dysfonctionnements, surcoûts, voire perte de valeur. C’est ce qu’on appelle dans la recherche la “frontière temporelle” : ce moment de passage entre le temporaire et le permanent, où tout peut se jouer.
Vous évoquez des exemples marquants d’échecs à cause d’une mauvaise transition.
Oui, prenons le terminal 5 de l’aéroport de Heathrow. Quatre milliards et demi d’euros investis, une ouverture médiatisée… et le premier jour, un chaos total : 34 vols annulés, 15 000 bagages perdus. Pourquoi ? Parce que les équipes projet et opérationnelles n’avaient jamais travaillé ensemble. Le transfert n’a pas été anticipé. Même chose à Berlin : un million d’euros par jour de pénalités de retard, faute d’une transition
maîtrisée. Ce sont des exemples extrêmes, mais révélateurs. Ces échecs rappellent qu’un projet réussi ne vaut rien s’il n’est pas opérationnellement utilisable.
Qu’est-ce qui se joue vraiment dans cette “transition” ?
C’est la rencontre entre deux mondes. Le monde du projet, temporaire, rythmé par la pression du calendrier et l’urgence de livrer. Et le monde de l’opérationnel, permanent, centré sur la stabilité et la continuité. Si ces deux temporalités ne dialoguent pas, la bascule est brutale : le projet est livré… mais inutilisable ou source de surcoûts dès le premier jour.
Le vrai défi, c’est de faire dialoguer ces deux mondes. Un chef de projet qui clôt trop vite, ou un service exploitation qui découvre l’ouvrage sans accompagnement, c’est le meilleur moyen d’aller droit dans le mur.
Le passage de relais doit être anticipé dès la conception du projet.
Vous dites que la valeur d’un projet se mesure après sa livraison ?
Exactement. Le succès ne se joue pas au moment où on coupe le ruban, mais dans les mois qui suivent. Un projet techniquement parfait peut devenir un échec opérationnel si la passation n’est pas préparée. À l’inverse, un projet qui prévoit un accompagnement, des tests, une phase de transition douce, crée de la valeur durable.
Vous parlez de “rupture organisationnelle”. Qu’entendez-vous par là ?
C’est ce qui se passe quand l’équipe projet se dissout à la fin — chacun repart sur d’autres missions — et que les opérationnels arrivent seuls face à l’ouvrage livré. Ils se demandent : “Pourquoi cette décision ? Pourquoi ce système fonctionne ainsi ?” — mais plus personne n’est là pour répondre. Les correctifs deviennent coûteux, voire impossibles. Il faut donc absolument gérer cette rupture, assurer une continuité entre les acteurs du projet et ceux du run.
Avez-vous observé des contre-exemples positifs ?
Oui, le projet de l’aéroport de Daxing en Chine. Livré six mois en avance, sans catastrophe opérationnelle, récompensé pour sa transition fluide. Pourquoi ? Parce que le responsable de Daxing avait déjà connu l’échec du terminal 3 de Pékin. Il a compris que la clé du succès, c’est la qualité du passage de relais entre le projet et l’exploitation.
Quelles sont les solutions concrètes pour réussir cette transition ?
La recherche en propose plusieurs :
1. Les artefacts — ce sont les objets ou supports (documents, données, manuels, outils numériques) qui assurent la continuité entre projet et opérationnel. Ils permettent de transmettre l’information pertinente sans tout perdre en route.
2. Les procédures — des check-lists, protocoles de validation et processus formels pour s’assurer que tout a bien été transféré.
3. Le “soft landing” — une transition douce, progressive. On passe petit à petit d’un mode projet à un mode exploitation, au lieu d’un basculement brutal.
4. Les tests et simulations — indispensables pour valider la continuité avant la mise en service réelle.
En quoi ces principes changent-ils la posture du chef de projet ?
Le chef de projet doit penser dès le départ à la coexistence des temporalités. Il ne livre pas seulement un produit, il prépare son utilisation future. Cela implique de construire une architecture informationnelle pérenne, de filtrer les données utiles pour les transmettre, et surtout d’impliquer les opérationnels dès la phase de conception.
Le “run” ne doit pas être une surprise.
Que faut-il retenir de votre message ?
Qu’un projet ne s’arrête pas à sa clôture administrative. La transition n’est pas une fin, c’est le moment où la valeur du projet se crée. C’est à ce moment-là que l’organisation prouve sa capacité à relier le temporaire et le permanent, le projet et l’usage, la technique et le quotidien. En somme : un projet réussi, c’est un projet qui vit bien après sa livraison.
À retenir pour vos projets :
· Pensez dès le départ à la phase d’exploitation.
· Faites dialoguer les équipes projet et run.
· Formalisez la passation avec des artefacts et des procédures.
· Préférez les transitions progressives aux bascules brutales.
Parce qu’en gestion de portefeuille comme en gestion de projet, la continuité est le vrai moteur de la performance.
A propos de Mamadou Snoussy Sow :
Mamadou est professeur assistant de stratégie et management des organisations à l‘EM Normandie. Il est titulaire d’un doctorat en Sciences de Gestion de l’Université de Caen Normandie obtenu en 2022. Ses recherches portent sur les temporalités des organisations temporaires agiles et leurs influences sur les comportements individuels et collectifs. Ses publications traitent des concepts d’agilité organisationnelle, de structures temporelles (individuelle et globale) et de comportement organisationnel avec des approches qualitatives et quantitatives. Il a également coordonné un ouvrage collectif sur la transformation digitale en entreprises.
Référence pour en savoir plus : Whyte, J., & Nussbaum, T. (2020). Transition and temporalities: Spanning temporal boundaries as projects end and operations begin. Project Management Journal, 51(5), 505-521.